Former l’interprète et ses partenaires en milieu policier (2024)

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  • 1 Par commodité, la forme masculine, spécialement pour les noms de métier, est utilisée par défaut. E (...)

Dans quel contexte intervient un interprète1 en milieu policier?

Je vais surtout vous parler de la situation belge, qui n’est cependant probablement pas très différente de la situation française. En effet, une directive européenne règlemente l’intervention des interprètes dans les procédures pénales: elle rend obligatoire l’assistance d’un interprète lorsqu’un suspect ne comprend pas la langue pratiquée par l’institution policière du pays où il se trouve. Il s’agit cependant d’un interprète dans une langue que le suspect comprend ou pratique, et pas forcément dans sa langue maternelle: les instances policières belges ne sont pas obligées, si elles interrogent un Letton, de lui présenter un interprète pour le letton. Si aucun interprète dans cet idiome n’est disponible et si elles constatent que le suspect comprend assez bien l’anglais, elles pourront solliciter un interprète français/anglais ou néerlandais/anglais. Il y a donc encore de la marge pour améliorer la situation et renforcer les droits du suspect –d’autant que l’évaluation de ses aptitudes linguistiques dépend entièrement d’un policier, qui souvent n’est guère compétent pour les juger. Et c’est sur la base de cette évaluation qu’un interprète est contacté.

L’interprète bénéficie-t-il d’informations en amont de son intervention?

En général, on lui indique uniquement la qualification des faits. Très peu de policiers communiquent des informations concrètes sur l’affaire, ce qui n’est pas favorable à une bonne interprétation. Considérons, par exemple, tous les instruments avec lesquels un être humain peut en blesser un autre; l’interprète ne connaît pas nécessairement le terme exact dans une autre langue que la sienne. S’il avait un peu plus de renseignements sur ce qui s’est passé, avec quoi, il pourrait effectuer des recherches terminologiques pertinentes. Aux Pays-Bas, d’ailleurs, un interprète sur le point d’intervenir auprès des tribunaux est autorisé à s’adresser au greffe pour demander à consulter le dossier. Il peut même facturer ces heures de préparation, ce qui est selon moi un système idéal. J’ai engagé en Belgique un débat avec les instances policières et judiciaires visant à permettre à l’interprète de se préparer en consultant le dossier. Mais mes interlocuteurs me rétorquent souvent qu’un surcroît d’informations risque d’influencer l’interprétation, ou bien ils se retranchent derrière le secret de l’instruction qui ne peut être trahi. Si un interprète consulte un dossier avant que celui-ci ne soit pris en charge par le tribunal, le risque que des éléments se perdent dans la nature augmente, même si les interprètes jurés sont tenus au secret professionnel. Les réticences sont donc nombreuses, même si le système fonctionne bien aux Pays-Bas.

Si un même témoin est auditionné plusieurs fois, sollicite-t-on toujours le même interprète?

Il n’y a pas vraiment de règle; cela dépend des disponibilités. Pour trouver un interprète, le commissariat de police consulte le registre national des interprètes ou d’anciennes listes antérieures à celui-ci. Pour certaines langues, il y a pléthore d’interprètes, pour d’autres, ils sont rares. Dans le cas de plusieurs auditions successives pour des individus dont la langue est moins représentée, il y a plus de chance que le même interprète intervienne. A contrario, en Belgique néerlandophone, il y a très peu de chances que l’on retrouve le même interprète pour une langue comme le français – sauf si les policiers l’exigent.

Faire appel au même interprète peut être à double tranchant. Il est certes mieux informé, connaît mieux le dossier et interprètera probablement mieux; mais il pourra aussi avoir davantage tendance à intégrer ses connaissances à l’interprétation et à combler certaines lacunes – d’où une augmentation du nombre d’entorses au code de déontologie.

L’interprète peut-il poser des questions en vue de mieux comprendre un récit confus, ou est-il tenu d’attendre que le policier demande des précisions?

Le code de déontologie veut que l’interprète interprète ce qui se dit sans poser de question, sauf s’il n’a pas bien compris un mot ou ignore un terme dialectal, par exemple. Cependant, certains transigent avec ce principe, en vertu de pratiques qu’ils ont adoptées et adaptées à un moment donné de leur carrière sans savoir si elles étaient acceptables.

Quel est le type d’interprétation pratiquée? Simultanée, consécutive, chuchotée?

Nous enseignons l’interprétation de liaison aux étudiants de master: l’interprète traduit le tour de parole du locuteurA, puis la réponse du locuteurB. Le schéma est donc: locuteurA, interprétation, locuteurB, interprétation, etc. C’est une sorte de consécutive, mais en contexte de liaison.

Dans la réalité, les pratiques varient beaucoup. En Belgique, interviennent en milieu policier de nombreux interprètes peu formés à l’interprétation de liaison. Ils maîtrisent rarement la prise de notes, ne se fient pas à leur mémoire et se dépêchent de délivrer des parties du message, de peur de ne pouvoir retenir ni reproduire toutes les informations s’ils écoutent trop longuement. Ils préfèrent donc la simultanée parce qu’ils pensent fournir une interprétation plus complète – souvent à tort. En effet, la pratique de la simultanée en interrogatoire peut entraîner de nombreux problèmes, comme la disparition d’informations ou leur mauvaise interprétation, ou encore le chevauchement des discours: comme deux personnes parlent en même temps, par exemple le suspect et l’interprète, le policier n’entend pas forcément bien ce que dit l’interprète. Des erreurs peuvent alors survenir dans le procès-verbal, la police n’ayant pas bien compris ce que l’interprète a dit.

Quelles sont les conditions pratiques d’un interrogatoire? Est-il filmé?

L’interprète prend place dans la salle d’interrogatoire même, entre le suspect et le policier, tout simplement. Le recours à la vidéo dépend de la législation nationale: l’enregistrement vidéo est obligatoire dans les pays anglo-saxons, mais pas sur le continent, où il n’est requis que dans des cas bien spécifiques, qui varient d’un pays à l’autre, à savoir les faits de mœurs, de violences sexuelles et les interrogatoires de mineurs.

Cependant, les inspecteurs de police notent tout ce qui est dit. Il faut donc inclure à la formule «locuteurA, interprétation, locuteurB, interprétation» la rédaction du procès-verbal, qui interrompt très souvent le discours du suspect ou du témoin: l’inspecteur de police pose parfois une question alors que le suspect n’a pas terminé sa réponse.

Le procès-verbal est négocié entre la personne interrogée et le policier. Celui-ci articule ce qu’il consigne en cours d’interrogatoire pour solliciter l’accord ou d’éventuelles corrections de la part de la personne interrogée. Certains interprètes interprètent systématiquement ces appels, d’autres ne le font pas ou répondent directement en corrigeant ou confirmant des informations. La déontologie veut cependant que l’interprète traduise tout, donc également ce que le policier lit sur son écran (s’il lit à voix haute, évidemment). Si l’interprète ne s’y astreint pas, il ne donne pas l’occasion à la personne interrogée de corriger, d’infirmer, etc.

À l’issue de l’interrogatoire, le témoin ou prévenu doit prendre connaissance du procès-verbal: cela passe-t-il de nouveau par une traduction/interprétation?

Tout à fait. En Belgique, on demande à l’interprète une traduction à vue du procès-verbal. Des corrections sont alors encore possibles. Là aussi, on observe des comportements très différents. Les interprètes sont parfois pris entre deux feux et acceptent de faire des choses étrangères au code de déontologie. Certains acceptent ainsi d’apporter manuellement des corrections au procès-verbal – ce qui incombe normalement au policier– ou vont jusqu’à corriger l’orthographe du document! Beaucoup craignent, s’ils n’obtempèrent pas, que l’on ne fasse plus appel à leurs services.

L’interprète n’est-il pas parfois submergé par l’émotion à l’écoute des faits qu’il entend relater?

C’est ce qu’on appelle la vicarious pain, la douleur qui se transmet de la personne qui en a fait l’expérience à l’interprète. Une branche entière de la recherche anglo-saxonne s’intéresse à ce phénomène, que de nombreux interprètes ressentent au point de réclamer l’organisation de séances collectives ou la mise sur pied de groupes d’entraide au sein desquels ils pourront parler de leurs expériences et s’en libérer. Cette année, une de mes étudiantes y a consacré un mémoire, plutôt dans le contexte social général (école, hôpital). Elle a réalisé des entretiens avec plusieurs interprètes, dont elle a également fait dresser le profil psychologique, et a établi une nette corrélation entre celui-ci, ce que l’interprète dit de son expérience et les sentiments qu’il exprime. Il semble cependant difficile d’intégrer cet aspect dans une formation en vue de mieux préparer les étudiants: chacun gère différemment les émotions, c’est souvent inhérent à sa personnalité. Il faudrait pratiquement faire du sur-mesure... Les étudiants en master d’interprétation ont un an pour acquérir toutes les compétences nécessaires, ce qui laisse peu de temps. Et les programmes destinés aux interprètes jurés ne comptent que 42heures.

De quoi s’agit-il?

Depuis trois ou quatre ans, le service public fédéral Justice(l’équivalent en Belgique du ministère de la Justice) impose à l’ensemble des interprètes et traducteurs jurés(c’est-à-dire ceux qui ont acquis le droit d’intervenir dans le contexte policier et à qui le juridique est réservé) de suivre une formation d’au moins 32heures. Celle-ci est essentiellement consacrée à des rudiments de droit (pénal et civil), au code de déontologie, au comportement général approprié d’un interprète et à la terminologie juridique. La composante juridique y est donc très bien représentée, alors que le côté pratique est complètement négligé, contrairement aux recommandations des universitaires de l’imposer dans le cadre législatif. Le SPF Justice a cependant considéré que tous les interprètes déjà actifs dans le secteur étaient compétents et qu’il ne fallait pas les empêcher de continuer à exercer leur profession. À Gand, nous avons bâti la formation sur la base imposée par le SPF et ajouté des exercices pratiques permettant de voir si les interprètes agissent de manière appropriée dans le contexte dans lequel on sollicitera leurs services. Force est de constater que certains interprètes – une minorité, heureusem*nt– exercent parfois depuis dix ans sans savoir interpréter: on n’a jamais contrôlé la qualité de leur pratique et ils n’ont jamais eu l’occasion de suivre une formation. Nous offrons également un stage interprofessionnel avec des avocats et magistrats en formation, pour observer comment les interprètes réagissent dans certains contextes, s’ils respectent le code de déontologie, s’ils appliquent les principes de la gestion de la conversation.

À ce propos, un individu non habitué à un contexte d’interprétation ménage-t-il suffisamment de pauses dans son discours pour que l’interprète puisse intervenir naturellement?

Cela peut se révéler compliqué, mais uniquement si l’interprète ne maîtrise pas suffisamment bien la consécutive: il interrompra alors plusieurs fois l’un des locuteurs, généralement le suspect ou témoin, ou choisira de pratiquer la simultanée, en parlant en même temps que le suspect. En sortant du master, les étudiants doivent être capables de traduire en consécutive avec prise de notes un discours de trois ou quatre minutes sans interruption – un laps de temps qui permet de faire passer un certain nombre d’informations.

Pourrait-on imaginer une formation des policiers pour qu’ils soient plus au fait du contexte d’interprétation?

C’est un de mes chevaux de bataille! Je trouve en effet que l’on focalise toujours l’attention sur l’interprète: on songe davantage à garantir la qualité de l’interprète plutôt que celle de l’interprétation – et il y a une grande différence entre les deux. En effet, garantir la qualité de l’interprétation, c’est aussi garantir les conditions de travail. Alors que ceux qui privilégient la qualité de l’interprète estiment qu’un interprète sera bon en toutes circonstances, ce qui n’est pas forcément le cas. Un interprète aura beau être formé à 120% de ses compétences, si les autres en font un mauvais usage, ça ne sert à rien. Or, l’interprétation est avant tout une donnée contextuelle, il faut créer les conditions de travail pour que l’interprète puisse fonctionner de manière appropriée. Telle est notre conception pédagogique. L’interprète doit certes être formé, savoir comment fonctionne un interrogatoire, ce qu’est un procès dans un tribunal, les procédures, la gestion de la conversation, etc. Mais il convient aussi de former à son intervention ceux qui seront ses interlocuteurs. À Gand, nous organisons ainsi des temps communs entre futurs interprètes et aspirants policiers: des policiers viennent enseigner aux étudiants ce qu’est un interrogatoire et nous donnons aux aspirants un cours d’une heure sur ce qu’ils peuvent attendre de l’interprète, sur le cadre réglementaire de l’interprétation et l’évaluation d’un interprète. Puis viennent les exercices, que nous enregistrons afin de faire un retour à nos étudiants et aux futurs policiers. Nous procédons de même avec des magistrats et des avocats encore en formation: ils suivent eux aussi un cours sur l’interprétation et la gestion d’une conversation avec l’interprète au tribunal, puis nous simulons au tribunal plusieurs audiences, où nous mettons en présence les avocats et magistrats stagiaires et nos étudiants. La plupart de nos remarques, au-delà du travail avec l’interprète, valent pour l’exercice d’une profession en général: si un interprète peine à suivre un avocat, il y a fort à parier que les autres locuteurs de sa langue ne comprendront pas non plus toutes ses interventions. Les conseils sont donc similaires: n’utilisez pas de phrases trop complexes, ne parlez pas trop vite.

Étrangement, les interprètes sont souvent surpris par notre proposition, ils n’imaginent pas que les autres catégories professionnelles puissent s’adapter à leur présence. Pourtant, notre expérience prouve que les instances judiciaires et l’Académie de police sont très ouvertes: cela fait maintenant cinq ans que nous organisons au tribunal de Gand ces simulations entre magistrats stagiaires et étudiants, et cette année, c’est le Barreau de Gand lui-même qui nous a demandé si leurs avocats stagiaires pouvaient participer.

Je vois avec intérêt et beaucoup de plaisir que de plus en plus d’initiatives similaires sont prises dans d’autres universités, notamment celle de Melbourne en Australie, pour former les aspirants policiers (ou d’autres métiers) à l’interrogatoire avec interprète. C’est vraiment une nécessité, car ils seront tôt ou tard confrontés à un suspect ou à un témoin qui ne parle pas leur langue et a besoin d’un interprète; et, quand on ne s’y est jamais essayé, c’est très étrange de parler par le truchement d’un interprète, ce n’est pas naturel du tout. Par ailleurs, plonger nos étudiants dans des contextes simulés les protège en cas d’erreurs, tout en leur permettant de se faire une idée de ce à quoi ils seront confrontés. Cela leur permet aussi de se familiariser avec les structures dans lesquelles ils seront amenés à évoluer: se retrouver d’emblée dans un tribunal ou dans un commissariat de police peut être très intimidant quand on n’y a jamais mis les pieds. On peut alors ressentir une très forte pression, au point d’abandonner sa pensée normale, et de ne pas se comporter comme on l’a appris. Les interprètes rendent un service vital qui, s’il est mal préparé ou se déroule dans des conditions inappropriées, ne donne pas la satisfaction du travail accompli et comporte des risques réels. De nombreuses améliorations peuvent être obtenues simplement en encourageant les interlocuteurs à se préoccuper un peu plus des intérêts des interprètes et en leur promettant qu’en le faisant ceux-ci travailleront mieux. À l’Université de Gand, nous développons ce principe avec les policiers, les magistrats, mais aussi avec les médecins à l’hôpital universitaire et, à partir de novembre 2021, avec des instituteurs en formation à la haute école de Gand2. Nous simulerons alors une prise de contact entre le professeur titulaire d’une classe et un certain nombre de parents.

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Author: Ms. Lucile Johns

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